Communication au colloque de l'ALLC
Sorbonne
22 avril 1994
Le concept d'hypertexte, pris au sens qu'on lui attribue dans un environnement informatisé, renvoie tout d'abord au domaine de la documentation et de la lecture. Il s'agit, en effet, d'un ensemble constitué de documents non hiérarchisés reliés entre eux par des liens que le lecteur peut activer et qui permettent un accès rapide à chacun des éléments constitutifs de l'ensemble. Plus souple qu'une base de données, plus maniable qu'une encyclopédie, l'hypertexte propose un nouveau mode de lecture documentaire et savante. L'organisation d'un hypertexte sur un domaine particulier suppose non seulement des compétences de spécialiste du domaine, mais aussi des compétences d' "écriture", dans la mesure où il s'agit de mettre en place des cheminements possibles et d'imaginer un réseau complexe de liens qui les organisent et qui seront destinés à être "lus".
Les caractéristiques de cette écriture hypertextuelle se retrouvent dans le domaine des hypertextes de fiction, un genre apparu il y a une dizaine d'années, mais qui s'est développé peu à peu, surtout aux États-Unis, jusqu'à faire la "une" de la revue des livres d'un récent numéro du New-York Times . Un petit nombre d'écrivains, en effet, a déjà publié des oeuvres hypertextuelles sur disquette et commencé à réfléchir aux particularités de ce nouveau type de média. En France, le mouvement est à peine amorcé. Ce décalage s'explique sans doute par une certaine répugnance des écrivains de langue française à s'emparer des nouveaux outils d'écriture informatique. De récents colloques et diverses enquêtes ont montré à quel point le simple usage du traitement de texte provoquait réticences et rejets indignés chez la plupart des écrivains. Chez les mieux disposés envers l'informatique, comme Michel Butor qui prophétise l'avènement d'une littérature électronique, l'ordinateur n'est qu'un outil perfectionné permettant d'écrire, de façon plus confortable ou plus proche de leur mode de création, des ouvrages destinés à être lus sur papier. C'est du côté des ateliers d'écriture qu'il faut se tourner si l'on veut apercevoir les prémisses de cette nouvelle littérature. C'est ainsi, par exemple, que depuis quelques années, des étudiants de Paris 8 s'essaient à une écriture de fictions interactives ou que, plus récemment, les ateliers d'écriture d'Élisabeth Bing commencent à s'y intéresser aussi.
Paradoxalement, ce sont pourtant les écrivains et les théoriciens français de la littérature qui font figure de pionniers et qui servent de référence aux yeux des tenants américains de cette nouvelle écriture. Jacques Derrida, Roland Barthes ou Gérard Genette sont, parmi d'autres, leurs maîtres à penser. Sans doute avons nous en France un goût particulier pour les constructions théoriques que l'on nous envie de l'autre côté de l'Atlantique. Il est vrai aussi que, dans le domaine de la création, des groupes comme l'OULIPO ou des individus comme Marc Saporta ont posé depuis longtemps les jalons de cette écriture hypertextuelle -appelée parfois hyperécriture- même si leurs oeuvres de papier ne sont que des proto-hypertextes.
Ces remarques préliminaires indiquent les limites de mon propos. Nous assistons sans doute à la naissance d'un nouveau genre, mais nul ne peut prédire quel sera son avenir car il nous manque le recul qu'offrirait un corpus déjà constitué d'oeuvres suffisamment nombreuses et variées. Je me contenterais donc ici de mettre en évidence quelques caractéristiques des oeuvres déjà publiées et d'anticiper sur celles que l'avenir ne manquera pas de produire.
Il en va autrement dans l'hypertexte, pour des raisons qui tiennent aux contraintes du support mais aussi à ses possibilités nouvelles. Rien ne serait plus insupportable pour le lecteur, en effet, que d'être condamné à lire sur un écran des pages qui défileraient comme celles d'un livre ou plus exactement de n'avoir pour tout contact avec le texte qu'une fenêtre derrière laquelle l'oeuvre serait déroulée comme un papyrus. Habitués à manipuler un objet à trois dimensions, nous supportons mal que l'écran le réduise à une simple surface. Certes il est loisible d'imaginer que dans un avenir proche l'ordinateur restitue la dimension manquante de notre lecture sur écran et que nous puissions nous déplacer dans un livre virtuellement reconstitué, mais ce simple rétablissement de nos habitudes anciennes risque de nous faire manquer les possibilités nouvelles qu'offre dès aujourd'hui l'hypertexte.
L'oeuvre hypertextuelle, en effet, compense les limites de l'écran en offrant au lecteur de nouvelles possibilités que n'a pas le livre. Car derrière le cadre rectangulaire qui limite notre champ de lecture, l'ordinateur offre une profondeur qui n'est pas seulement celle de notre espace familier à trois dimensions, mais celle, beaucoup plus vertigineuse, d'un espace multidimensionnel, de ce que l'on appelle désormais un hyperespace. Tel passage que je suis en train de lire sur mon écran n'est plus enchaîné à celui qui lui succède immédiatement. Il s'inscrit dans une structure hypertextuelle qui tisse entre les divers fragments un réseau complexe de liens potentiels. Ma lecture n'est donc plus soumise à l'ordre immuable des pages, elle s'ouvre sur un nouvel espace que je parcourrai désormais au gré de mes humeurs ou de mes curiosités, lecteur-explorateur d'un nouveau type de texte aux perspectives sans cesse en mouvement.
Dans le domaine de la fiction narrative, les exemples de textes qui cherchent à échapper à ce que l'on a appelé la "logique du récit" sont plus rares. Car le récit semble, par définition, s'inscrire dans la durée, impliquer une ordre, un déroulement séquentiel. Aristote au chapitre 7 de sa Poétique décrivait l'intrigue comme "ce qui a un début, un milieu et une fin" et il ajoutait: "les histoires bien agencées ne doivent ni commencer au hasard ni finir au hasard" [Aristote 1990, p.114] L'hypertexte prétend rompre avec cette tradition bien établie et il convient, de ce point de vue, de le distinguer des récits arborescents ou à embranchements multiples qui, sous l'apparente confusion des parcours, tracent des cheminements linéaires et racontent classiquement une ou des histoires. Il existe, de ces derniers, de nombreux exemples sur papier ou sur support informatique. On peut y distinguer deux catégories selon leur mode de conception et de fonctionnement. Il y d'abord ceux qui, obéissants à un modèle unique de récit (le plus classique étant celui de la quête), déroulent des épisodes interchangeables selon un ordre rigoureux. A chaque classe d'épisodes est assignée une place précise dans le récit. En remplaçant la liberté de choix du lecteur par le hasard, on obtient ainsi une machine à engendrer automatiquement des histoires [Clément 1991]. C'est le cas, par exemple, du logiciel Conte qui produit de brefs récits élémentaires selon les deux modes: aléatoire ou interactif. Un dérivé de ce modèle se trouve dans les récits avec itinéraires en boucle qui offrent un parcours de base avec des possibilités de variantes à divers endroits. La combinatoire des épisodes s'en trouve réduite d'autant. Les livres "dont-le-lecteur-est-le-héros" en sont une illustration bien connue. Ils se présentent comme des parcours fléchés selon une progression semi-réglée par l'auteur qui aboutit toujours aux deux seules issues possibles: la victoire du héros ou sa mort. On le voit, quel que soit le dispositif imaginé par l'auteur, les récits arborescents sont conçus pour être lus de manière linéaire. Chaque parcours singulier est un chemin qui raconte une histoire et la conduit à son terme.
Il est vrai qu'il peut paraître bien téméraire, pour un auteur, d'abandonner au lecteur le pouvoir de conduire l'histoire. A ma connaissance, un seul l'a tenté à ce jour: dans Composition n°ree;1, Marc Saporta offre un exemple de combinatoire totale qui sans doute unique dans l'histoire du roman. Les 150 pages qu'il propose au lecteur ne sont pas reliées ou brochées comme dans un livre, mais disposées au hasard dans une chemise qui leur sert de couverture et les tient ensemble. Chaque page constitue un fragment individualisé, isolable. Elle peut occuper n'importe quelle place dans le livre. Dans sa préface, l'auteur indique que "Le lecteur est prié de battre ces pages comme un jeu de cartes. De couper, s'il le désire, de la main gauche, comme chez une cartomancienne. L'ordre dans lequel les feuillets sortiront du jeu orientera le destin de X." La formule mathématique qui donne le nombre de lectures différentes étant 150!, on est pris de vertige devant une oeuvre que l'imagination peine à saisir. Pourtant, le lecteur de cette fiction combinatoire reste persuadé que derrière toutes les narrations possibles, il y a bien une seule histoire dont les personnages, les lieux sont identifiables et qu'il lui serait peut être possible de la raconter. Du coup, il est tenté de faire des choix et de tracer des lignes narratives privilégiées qui font sens à ses yeux plus que d'autres. De cette combinatoire totale, il ne retient qu'une combinatoire restreinte. De cet ensemble de textes, il a envie de faire un hypertexte.
Nous pouvons désormais proposer une définition provisoire de l'hypertexte de fiction qui permette de le distinguer aussi bien des récits arborescents que de la pure combinatoire. L'hypertexte partage avec ces derniers la notion d'unités narratives fragmentées. Mais ses fragments ne sont ni totalement structurés, comme dans les récits arborescents, ni totalement inorganisés comme dans les textes à combinatoire totale. L'hypertexte est donc une collection de fragments textuels semi-organisée.
Cette collaboration du lecteur à l'oeuvre se marque encore d'une autre façon. Toute lecture est un parcours et tout lecteur avance dans le texte à lire en se frayant un chemin. Ce cheminement peut être allègre ou douloureux, il peut être direct ou sinueux, il peut emprunter des voies de traverse ou suivre la grand route tracée par la succession des pages du livres. Il y a autant de chemins que de lecteurs, et il y a mille façons de lire un livre. Je peux commencer par lire la table des matières, sauter la préface, parcourir distraitement des chapitres entiers, relire dix fois tel passage, reprendre ma lecture en arrière, bref aller "à sauts et à gambades" comme disait Montaigne. C'est ce vagabondage aux allures diverses qui peu à peu construit le livre tel qu'il se tiendra dans ma mémoire et lui donne cette singularité qui n'est qu'à moi.
Ce cheminement du lecteur dans le livre, l'hypertexte offre la particularité de pouvoir en garder la trace, reconnaissant ainsi au lecteur son rôle dans l'élaboration et l'émergence du texte lu, et l'inscrivant dans la matérialité de son dispositif. Presque tous les supports hypertextuels offrent, en effet, des fonctions permettant de garder la trace du parcours du lecteur. Parmi ces fonctions, les plus répandues sont sans doute:
Quand la trace d'un parcours de lecture devient ainsi la trace d'une écriture, la frontière s'abolit entre celui qui lit et celui qui écrit, entre le lecteur et le scripteur. De cette possibilité de passage d'un texte lisible à un texte scriptible, Roland Barthes faisait dans S/Z le critère le plus sûr, à ses yeux, d'évaluation des textes:
[...] l'enjeu du travail littéraire (de la littérature comme travail), c'est de faire du lecteur, non plus un consommateur, mais un producteur du texte. Notre littérature est marquée par le divorce impitoyable que l'institution littéraire maintient entre le fabricant et l'usager du texte, son propriétaire et son client, son auteur et son lecteur. Ce lecteur est alors plongé dans une sorte d'oisiveté, d'intransitivité, et, pour tout dire, de sérieux: au lieu de jouer lui-même, d'accéder pleinement à l'enchantement du signifiant, à la volupté de l'écriture, il ne lui reste plus en partage que la pauvre liberté de recevoir ou de rejeter le texte: la lecture n'est plus qu'un referendum. En face du texte scriptible s'établit donc sa contre-valeur, sa valeur négative, réactive: ce qui peut être lu, mais non écrit: le lisible. Nous appelons classique tout texte lisible.[Barthes 1970, p.10]
Cette trace du lecteur s'inscrit encore d'une autre manière dans l'oeuvre hypertextuelle, par l'effacement partiel du texte de départ et de son auteur. Car, si tout parcours de lecture porte à l'existence les textes lus en construisant leur enchaînement, il relègue en même temps dans le domaine du virtuel les autres parcours possibles. Pire, il renvoie au néant la majeur partie de l'oeuvre. Avec ses 993 pages-écran et ses 2804 liens, Victory Garden de Stuart Moulthrop décourage à l'avance toute tentative de lecture exhaustive. Car si un bon roman traditionnel tient son lecteur jusqu'au bout, l'hypertexte, lui, est destiné à être quitté à tout moment. N'étant pas construit selon une perpective unique qui trouverait son aboutissement à la dernière page il est fait pour être visité comme on parcourt une exposition de peinture ou une ville étrangère. Son régime de lecture favori est la promenade. A chaque instant, il nous invite à le quitter. Dès les premières pages d'Afternoon, Michael Joyce nous en avertit: "Quand l'histoire cesse de progresser, quand elle tourne en rond ou quand ses cheminements vous fatiguent, c'est la fin de votre expérience de lecture" car, ajoute-t-il, "comme dans toute fiction, la closure est une qualité suspecte"
L'hypertexte propose ainsi au lecteur un nouveau rapport à l'oeuvre et à l'auteur. Ces derniers n'ont plus les moyens de s'imposer. Ils s'offrent, modestement, à notre désir éphémère de les suivre. La littérature ne se prend plus au sérieux, elle devient jeu.
Jacques Roubaud, dans La Boucle , se référant aux anciens Ars memoriae regrette que la tradition en ait disparu, qui consistait à disposer les objets de mémoire dans des lieux familiers (les salles d'un bâtiment, par exemple) pour mieux les retrouver par un parcours imaginaire [Roubaud 1993, p.30] L'hypertexte, d'une certaine manière, renoue avec cette pratique interrompue au XVII°ree; siècle. Le temps, en effet, y est comme arrêté, réduit à des atomes insécables et non mesurables attachés à des lieux. Et si parfois il se remet en marche d'un fragment à l'autre, comme dans un récit classique, ce n'est jamais pour longtemps. Toute bifurcation l'arrête et le fige.
Par rapport aux romans modernes les plus déconstruits, l'hypertexte apporte encore une dimension supplémentaire. Faulkner brouillait l'identité de ses personnages pour mieux en faire saisir l'essence, celle d'une pure voix narrative. Avec l'hypertexte, c'est cette voix elle-même qui est brouillée. Il y a, par exemple, dans Afternoon, des fragments composés d'un simple monologue intérieur que rien ne permet d'attribuer à un personnage. Le dispositif hypertextuel, en plaçant ces fragments au carrefour de plusieurs parcours potentiels, en fait des sortes de girouettes qui, selon le sens du vent, vous mettent sur une piste différente. La voix que l'on croyait pouvoir identifier comme celle de tel personnage, se révèle, si on lit le même passage dans un ordre différent, être celle d'un autre.
Ainsi se reconfigurent sans cesse l'image et les contours des personnages de la fiction; ainsi se déconstruisent les voix narratives elles-mêmes, réalisant au niveau du lecteur ce que Bakhtine formulait à propos de l'auteur: "L'artiste prosateur évolue dans un monde rempli de mots d'autrui, au milieu desquels il cherche son chemin[...] Tout mot de son propre contexte provient d'un autre contexte, déjà marqué par l'interprétation d'autrui. Sa pensée ne rencontre que des mots déjà occupés" [Bakhtine 1970, p.262-263].
L'avenir de ce nouveau genre est incertain. Il appartient encore à la littérature expérimentale. Son public est restreint, ses auteurs sont, le plus souvent, des universitaires. En tant que genre littéraire il est menacé par les potentialités mêmes de son support. L'informatique, en effet, permet de mettre en synergie le texte, le son et l'image. Certains hypertextes utilisent déjà, mais timidement, ces possibilités . Les perspectives sont pourtant immenses qui vont du roman photo interactif aux mises en scènes multimédia les plus sophistiquées. Il n'est pas assuré que l'hypertexte littéraire, genre à peine émergeant, ne s'y dissolve pas au profit d'une fiction hypermédia en gestation et qui pourrait bien figurer le nouveau paradigme de l'oeuvre totale dont nombre d'écrivains n'ont cessé de rêver.